Comment s'explique l'évolution des enjeux et des formes de l'action collective ?

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La démocratie ne se limite pas à l'exercice, à intervalles réguliers, du suffrage universel au moment des élections. Elle doit permettre l'expression des conflits d'intérêts dans un cadre relativement pacifique. Cette confrontation contribue alors à l'émergence de solutions acceptables par le plus grand nombre, sur les problèmes de choix à l'échelle locale ou nationale. De nombreuses formes d'actions collectives sont utilisées pour cela, par différents acteurs comme les partis politiques, les syndicats ou les associations. Les questions débattues, autrement dit les enjeux, ainsi que la façon dont les combats sont menés, ont eu toutefois tendance à évoluer depuis plusieurs décennies, avec un relatif déclin des formes traditionnelles d'action collective comme la grève, et un recours apparemment plus fréquent à des méthodes spectaculaires ou même violentes. En quoi consistent vraiment ces évolutions, et comment peuvent-elles s'expliquer ?

1/ L'importance croissante des luttes minoritaires menées par les associations s'inscrit dans la tendance à l'égalisation caractéristique des sociétés démocratiques


 a) En quoi certains enjeux de mobilisation, défendus en particulier par les associations, peuvent être qualifiés de nouveaux ?

Le niveau élevé du chômage, le développement de l'emploi précaire et de la sous-traitance, ont déplacé les lignes de conflits au cours du dernier demi-siècle. Ils n'opposent plus systématiquement patrons et salariés, comme le voulait le schéma de la théorie de Marx opposant la force de travail et les propriétaires des moyens de production. Le blocage des dépôts de carburants par des chauffeurs de camions routiers en colère, à chaque hausse des taxes sur le gazole, les manifestations des gilets jaunes sur le même sujet et pour la hausse du pouvoir d'achat en 2018/2019, sont des types de conflits sociaux qui sortent de l'ancien cadre d'affrontement entre ouvriers et dirigeants d'entreprises.

Ces nouveaux mouvements sociaux ne sortent pas seulement du cadre des conflits entre patrons et salariés, il s'agit de plus en plus souvent de conflits complètement déconnectés des conditions d'organisation de la production. C'était déjà le cas, dans les années 60-70, avec le mouvement des Noirs aux Etats-Unis, ou les manifestations féministes, écologistes. Cela concerne aussi des mouvements plus récents comme les émeutes de l'automne 2005 ou les actions de soutien aux sans-papiers ou aux séropositifs. Parmi les nouveaux conflits, un nombre important n'ont donc aucun lien avec les transformations du travail, car ils n'ont aucun rapport avec le monde de la production.


 b) L'approfondissement de la démocratie suffit-il à expliquer l'importance plus grande des luttes minoritaires ?

Comme forme d'organisation de la prise de décision sur les questions d'intérêt collectif, la démocratie ne se limite pas au suffrage universel, compte tenu de l'importance de la séparation des pouvoirs et de la garantie des libertés. De ce point de vue, la défense des droits des minorités sexuelles, raciales, ou religieuses, est bien le signe d'une sensibilité démocratique de plus en plus vive dans les pays concernés, puisqu'il s'agit d'assurer à tous les mêmes libertés. Mais cela va au-delà de l'organisation formelle du régime politique, puisque les luttes pour les droits des femmes, des homosexuels, ou des étrangers, cherchent à agir directement sur les rapports entre les groupes qui composent la société.

Cela illustre une conception plus large de la démocratie qui était déjà celle de Tocqueville lorsqu'il définissait, au milieu du XIXe siècle, ce qu'il a appelé la "société démocratique". Selon lui, cette dernière se caractérise par une tendance à l'égalisation des conditions. Les revendications d'égalité entre les hommes et les femmes, ou selon l'origine ethnique, s'inscrivent bien dans cette logique. Le relatif déclin des grands conflits du travail a évidemment contribué à rendre ces conflits plus visibles, mais cela n'empêche pas d'y voir le signe d'une bonne santé démocratique.


2/ L'évolution des formes d'action collective ne traduit pas seulement celle des enjeux et des acteurs, mais aussi les transformations de l'économie et des moyens de communication


 a) Qu'est-ce qui distingue les répertoires d'action des partis politiques, des syndicats et des associations ?

Le répertoire d'actions collectives des partis politiques comporte des formes très conventionnelles. Il s'agit bien sûr d'abord de la participation aux élections, avec le vote des adhérents, les appels au vote lancés par les personnalités du parti, la présentation et le soutien matériel de candidats, l'organisation de réunions, la diffusion de textes sur différents supports y compris les pétitions et commentaires sur les réseaux sociaux. Les partis peuvent également appeler leurs adhérents et sympathisants à rejoindre des manifestations, mais il s'agit en général de rassemblements calmes et autorisés. Les syndicats ont également recours le plus souvent à des formes conventionnelles d'action, même si elles sont en partie différentes. C'est le cas bien sûr de l'arrêt collectif du travail, c'est-à-dire la grève. La participation à des réunions, la diffusion de textes sous forme de tracts ou de commentaires sur internet, ainsi que les manifestations de rues font également partie de leur répertoire.

Les associations ont également recours aux réunions locales, aux pétitions, à la diffusion de textes sous forme numérique ou papier. Mais les enjeux qu'elles défendent, qu'il s'agisse d'écologie, de droits des femmes ou des homosexuels, de lutte contre le racisme, de défense des animaux... les ont souvent poussées à vouloir interpeller la société dans son ensemble, avec des actions spectaculaires médiatisées, donc moins conventionnelles et parfois hors la loi: attentats à la pudeur des FEMEN à moitié nues, occupation illégales de terrains destinés à un projet industriel, pénétration par effraction de militants de la cause animale pour filmer l'intérieur des abattoirs, etc.


 b) Pourquoi l'évolution des formes d'action collective ne reflète pas seulement le rôle croissant des associations ?

Au cours du dernier quart de siècle, des méthodes non conventionnelles, illégales et spectaculaires, ont plus souvent été utilisées que lors des décennies précédentes, dans le cadre de conflits du travail encadrés par les syndicats. Il s'est agi en général d'actions menées à l'échelon local, avec des responsables syndicaux qui ont dérapé ou qui n'ont pas su éviter les dérapages de leurs troupes, mais c'est tout de même révélateur. Il est ainsi arrivé que des dirigeants d'entreprises soient séquestrés par exemple, ou que des ouvriers menacent de faire exploser leur usine ou de causer une catastrophe écologique en déversant des produits chimiques dans une rivière.

L'évolution des formes d'action collective n'est donc pas seulement liée à l'importance croissante des nouveaux enjeux dits sociétaux, portés par les associations, par rapport aux conflits du travail classiques. C'est aussi la conséquence des nouveaux moyens de communication, notamment sur Internet, où il s'agit de capter l'attention pour que l'information soit reprise un grand nombre de fois et produise un effet. Le rôle joué par la télévision à partir des années 1970 avait déjà entamé cette évolution. Mais ce n'est pas seulement une question de moyens de communication : la peur du chômage associée à la flexibilité et à la précarité croissante des emplois ont affaibli les moyens d'action traditionnels des syndicats, comme la grève. Les mobilisations sont d'autant plus violentes, parfois, qu'elles sont désespérées, lorsqu'une usine ferme par exemple.


Conclusion   Malgré le déclin prononcé de formes d'actions collectives comme la grève, et le moindre enthousiasme avec lequel les électeurs se rendent aux urnes, les formes les plus conventionnelles d'actions collectives demeurent utilisées. L'importance croissante des enjeux sociétaux, et la tendance à mener davantage d'actions principalement médiatiques, ne signifient pas en tout cas un moindre intérêt pour les questions politiques, de la part des Français ou d'autres populations comparables. Ce serait plutôt un signe de vitalité démocratique.