A quel point la démocratie repose-t-elle sur le vote ?

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D'élection en élection, les commentateurs regrettent la proportion de citoyens inscrits sur les listes électorales et qui ne se déplacent pas pour voter. Ce taux d'abstention significatif est assez régulièrement présenté comme le signe d'une crise préoccupante de la démocratie. A quel point faut-il vraiment s'en inquiéter ? On a tendance à identifier la démocratie au suffrage universel, mais s'y limite-t-elle vraiment, et peut-elle même s'en contenter ? N'existe-t-il pas d'autres formes d'engagement politique, de participation à la prise de décisions sur les questions d'intérêts collectifs, devenus peut-être aujourd'hui plus importants qu'avant ?

1/ Si la légimité donnée par le suffrage universel contribue au fonctionnement pacifique d'une démocratie, la séparation des pouvoirs n'est pas moins importante pour garantir les libertés


 a) Quelle est l'importance du vote pour le fonctionnement de la démocratie ?

Le vote au suffrage universel est un moyen simple, peu contestable, et d'apparence parfaitement égalitaire, pour effectuer les choix nécessaires sur les questions d'intérêt collectif. S'il y a un seul puits dans une oasis du désert, tous les habitants ne peuvent pas tirer de l'eau à la même heure par exemple. L'arbitrage peut être imposé par le plus fort, à l'avantage de sa famille et de son clan le plus souvent. Cela limite déjà le risque de violence et de confusion au sein de la population. Mais il s'agit alors d'un pouvoir politique autoritaire, éloigné de la conception selon laquelle la décision appartient à la communauté dans son ensemble... ce qui correspond à l'étymologie-même du mot "démocratie" (en grec dêmos kratos, "le peuple commande").

Si un responsable élu au suffrage universel fait respecter un règlement en revanche, on se rapproche davantage de l'idéal démocratique. La population dans son ensemble peut se reconnaître dans les décisions d'une personne choisie par le plus grand nombre de ses membres, avec un poids égal de chaque voix d'électeur. Et les décisions prises ainsi ont davantage de légitimité. Autrement dit elles sont acceptées plus facilement par la plupart des individus, sans qu'il soit besoin de recourir trop souvent à la force. C'est d'ailleurs ce qui définit vraiment la démocratie selon Raymond Aron, philosophe français de la seconde moitié du XXème siècle : selon lui elle est avant tout "l'organisation pacifique de la concurrence pour décider".


 b) Pourquoi le suffrage universel ne suffit-il pas à garantir un fonctionnement démocratique ?

L'histoire abonde d'exemples de pouvoirs autoritaires, voire tyranniques, conquis et même maintenus grâce au vote des citoyens au suffrage universel. L'exemple le plus souvent cité est celui d'Adolf Hitler, devenu chancelier d'Allemagne après avoir conduit son parti à la victoire lors des élections législatives de 1933. Mais encore, dans ce cas, peut-on faire remarquer qu'il a supprimé l'organisation des élections une fois arrivé au pouvoir. Il y a des exemples beaucoup plus troublants, comme celui du président serbe Slobodan Milosevic, élu et réélu à plusieurs reprises dans les années 1990 par la majorité de la population de son pays, alors qu'il envoyait ses soldats incendier les maisons de la minorité musulmane, dont il incitait à violer les femmes. De nombreux Etats (République Tchétchène de la Fédération de Russie, Syrie...) ont connu à un moment ou un autre la même situation, où un pouvoir politique légitimé par le suffrage universel menait des politiques heurtant les droits fondamentaux de groupes minoritaires de la population.

Un pays dans lequel l'Etat ne garantit pas la sécurité, la liberté d'expression, de circulation, de réunion, à toutes les catégories de population sur son territoire, ne peut pas être considéré comme une démocratie, même selon la conception la plus basique du terme. Il ne peut pas y avoir de "pouvoir du peuple" si une partie de ce peuple est opprimée. D'où l'importance de la séparation des pouvoirs : notamment le pouvoir de décider des lois (Législatif) et celui d'organiser leur application au quotidien (Exécutif). C'est cette séparation qui évite les abus de pouvoirs et garantit donc les libertés. Et son organisation doit être prévue par le texte d'une Constitution, ce que rappelle l'article 16 de la déclaration de 1789. Un bon niveau d'instruction de l'ensemble de la population, des sources d'information indépendantes et concurrentes, et un minimum de bien-être matériel, contribuent également à permettre un fonctionnement démocratique de la prise de décision sur les questions d'intérêt collectif.


2/ L'engagement politique peut prendre bien d'autres formes que le vote, mais tous les répertoires d'action collective n'ont pas le même intérêt démocratique


 a) Quels formes l'engagement politique peut-il prendre au-delà du vote ?

On a l'habitude de distinguer des formes conventionnelles d'engagement politique, et des formes dites non conventionnelles. Dans tous les cas il s'agit d'actions par lesquelles un individu cherche à influencer la prise de décision sur les questions collectives. Le vote n'est pas la seule forme conventionnelle d'engagement : on peut citer aussi les débats au sein des partis politiques, la rédaction de textes sur internet, la signature de pétitions, la diffusion de tracts, le collage d'affiches... Tout cela relève de ce qu'on appelle le militantisme politique. Un autre type de militantisme, dit "associatif", fait également partie des formes conventionnelles d'engagement. Il se distingue du militantisme politique par le fait qu'il s'intéresse à un enjeu particulier, par exemple la lutte contre la maltraitance des animaux. C'est d'ailleurs le cas aussi du militantisme syndical, qui défend les intérêts des salariés. Les militants des partis politiques, en revanche, soutiennent des programmes d'actions pour tous les domaines de la vie collective, en vue des élections.

A ces formes conventionnelles de participation politique s'ajoutent d'autres méthodes d'action, dont l'apparition est plus récente, ou qui bousculent davantage les convenances. On peut citer le fait de bloquer la circulation, comme cela a été le cas en France pendant la crise des Gilets Jaunes à l'hiver 2018-2019. Le blocage de dépôts de carburants ou de voies ferrées sur la même logique. Toutes ces formes non conventionnelles d'action ne sont pas illégales : la plupart des manifestations sont pacifiques et autorisées par exemple. Le boycott des produits d'une marque par les consommateurs, par exemple pour protester contre le travail des enfants dans les pays producteurs, est une autre forme d'engagement politique non conventionnelle et tout à fait légale.


 b) Tous les répertoires d'actions collectives améliorent-ils le fonctionnement démocratique ?

A chaque forme d'engagement correspond un répertoire d'actions collectives : les militants d'associations de consommateurs utilisent habituellement plusieurs catégories de moyens afin de poursuivre leurs buts, mais ce ne ne sont pas tous les mêmes que ceux des adhérents à un parti politique. Les premiers privilégieront par exemple la publication d'articles d'information pour les consommateurs, ou encore le boycott ou l'action en justice contre les marques. Les militants politiques auront plutôt recours aux réunions de quartier ou au commentaire de publications sur internet.

Certains groupes ont des répertoires d'actions qui mêlent des méthodes légales et d'autres illégales. Parmi les militants nationalistes, basques ou corses par exemple, certains ont utilisé à la fois les attentats à la bombe et la participation aux élections locales. De même, des chefs syndicaux d'entreprises ont pu parfois décider de séquestrer des dirigeants de société, ce qui est évidemment interdit par la loi, en même temps qu'ils pratiquaient des méthodes conventionnelles comme d'appeler les salariés à cesser le travail. D'autres organisations, enfin, choisissent uniquement des formes d'actions violentes. Dans tous les cas où des méthodes illégales sont utilisées, le fonctionnement de la démocratie se trouve fragilisé. En effet la séparation des pouvoirs et le processus électoral permettent de contester et de faire évoluer la loi, sous l'influence des diverses formes d'action collective. Mais tant que la loi n'a pas changé, elle est le seul repère qui peut être accepté par tous ou presque, sur les questions où existent des conflits d'intérêts ou d'opinions.


Conclusion   Le vote est un élément essentiel du fonctionnement d'une démocratie, grâce à la légitimité qu'il donne aux décisions prises par les représentants élus par le peuple, avec un poids égal de chaque voix. Il n'a cependant jamais suffi à organiser dans la durée la prise de décision politique de façon pacifique et légitime, dans le respect des libertés fondamentales et des droits humains. La séparation des pouvoirs et toutes les formes d'engagement politique y contribuent également, dès lors qu'elles s'inscrivent dans le respect des lois précédemment adoptées. Du fait des moyens technologiques actuels et de la possibilité théorique qu'ils donnent de consulter les citoyens sur un nombre très grand de sujets, c'est plutôt une fausse idée de la démocratie qui est en crise : celle qu'elle pourrait se limiter au vote, justement, tout en respectant les libertés et en produisant des ensembles cohérents de décisions.