L'organisation post-taylorienne du travail est-elle un progrès ?

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Le progrès humain ne se confond pas avec le progrès technique. Il ne peut pas se résumer à la seule hausse de l'efficacité productive. L'organisation du travail, ce qu'on appelle en anglais le "management", peut certes contribuer à augmenter la productivité par heure de salaire payée, et donc la création de ressources. Mais ses conséquences sur le bien-être des salariés, et plus globalement sur celui de la société dans son ensemble, doivent être prises en compte. L'organisation taylorienne du travail, caricaturée dans un film resté célèbre de 1936, "Les Temps Modernes" de Charlie Chaplin, a ainsi été beaucoup critiquée malgré la hausse très importante qu'elle a permise de la productivité du travail. Mais les méthodes plus récentes, dites "post-tayloriennes", valent-elles beaucoup mieux ? Et d'ailleurs ont-elles fait disparaître vraiment le taylorisme ?

1/ L'organisation post-taylorienne du travail a remis en question le modèle taylorien de l'ouvrier spécialisé sur une tâche unique, simple et répétitive


 a) Quelles sont les caractéristiques de l'organisation taylorienne du travail ?

L'organisation taylorienne se veut tout d'abord scientifique : par la répétition d'observations, avec l'aide d'un chronomètre en particulier, elle cherche à découvrir la meilleure succession d'opérations (le "one best way") afin de réaliser un produit. Cela conduit le plus souvent à décomposer la production en un grand nombre d'étapes simples confiées chacune à un "ouvrier spécialisé" répétant toujours le même geste. C'est ce qu'on appelle la séparation horizontale des tâches. Le fordisme a perfectionné ce travail à la chaîne avec le convoyeur automatique : en faisant circuler le produit en cours de fabrication d'un ouvrier à un autre, il a limité les pertes de temps liées aux déplacements du personnel, et imposé plus ou moins un rythme à ce dernier.

Bien qu'il soit parfois distingué du taylorisme, apparu une vingtaine d'années plus tôt au tournant du XIXe au XXe siècle, le fordisme en partage une autre caractéristique : la division verticale du travail. Afin de limiter au maximum les pertes de temps et de garantir l'efficacité, aucune initiative n'est laissée aux ouvriers. Ils doivent se contenter d'exécuter strictement les consignes et donc de répéter toujours les mêmes gestes, sans avoir à réfléchir ou à échanger ni entre eux, ni avec leurs supérieurs. Il y a une stricte séparation entre le travail de conception et de contrôle confié aux ingénieurs, d'une part, et le travail de pure exécution confié aux ouvriers.


 b) Qu'est-ce qui distingue le modèle post-taylorien ?

Le modèle post-taylorien d'organisation du travail, inspiré notamment par les méthodes appliquées à grande échelle chez Toyota dans les années 1970, sous l'impulsion de l'ingénieur Taichi Ohno, ne remet pas en cause l'intérêt de l'automatisation ni même du travail à la chaîne. Il se fonde en revanche sur l'intérêt d'avoir des ouvriers polyvalents et assez autonomes, à l'opposé de la stricte séparation verticale du travail dans le taylorisme. Même s'ils effectuent souvent des tâches spécialisées, les opérateurs doivent aussi être capables de remplacer certains collègues, d'effectuer de petites réparations du matériel, de contrôler la qualité, et même de proposer des améliorations possibles des produits ou des procédés de production.

Il existe en réalité de nombreuses variantes des méthodes post-tayloriennes, et elles ne sont pas toutes identifiées au toyotisme, dont un autre principe est de limiter les stocks à chaque étape de la production (principe de la fabrication "juste à temps", ou "zéro stocks"). Tous les modèles post-tayloriens ont en commun en revanche d'accorder de l'importance à la performance particulière de chaque individu ou de chaque petite équipe. Le personnel est ainsi géré plus souvent avec des objectifs à atteindre qu'avec des consignes à suivre. Cette autonomie d'organisation peut aller jusqu'à une relative liberté dans les horaires, en particulier dans des secteurs de services, comme l'informatique. L'individualisation de l'évaluation du travail, ainsi que de la rémunération, avec des primes de résultats par personne ou par équipe, s'inscrit dans cette logique.


2/ Cependant le taylorisme n'a pas disparu, et en donnant plus d'autonomie aux salariés les méthodes post-tayloriennes posent des problèmes spécifiques


 a) Comment la persistance des méthodes tayloriennes fait-elle apparaître le post-taylorisme sous un jour favorable ?

Le modèle taylorien, conçu il y a plus d'un siècle par l'ingénieur américain Frédéric Taylor, pourrait sembler appartenir au passé, de même que l'image en noir et blanc de l'acteur Charlie Chaplin passant sa journée à visser des boulons dans "Les Temps Modernes". Pourtant les principes de l'organisation scientifique du travail restent actuellement utilisés dans de nombreuses activités de production. L'informatique a même permis d'étendre leur usage dans le domaine des services : les nouvelles technologies de transmission de l'information ont ainsi permis de séparer davantage les tâches dans l'activité bancaire par exemple. Les opérateurs spécialisés par catégories de réponses, dans les centres d'appels téléphoniques, occupent aussi des postes de travail assez peu qualifiés, avec des tâches répétitives.

Comme au tout début du XXème siècle, ces conditions de travail apparaissent souvent carrément abrutissantes. Elles sont en tout cas rarement motivantes, car le salarié n'a pas la satisfaction de fournir au consommateur un produit fini. Il lui manque cette reconnaissance du travail bien fait par celui a besoin du produit. Il n'est qu'un rouage d'un processus de production qui lui échappe presque complètement, et qui peut même lui rester en partie inconnu. En valorisant l'autonomie et certaines initiatives des salariés, en leur confiant la responsabilité de contrôler la qualité des produits, le modèle post-taylorien donne davantage de sens au travail.


 b) Quels problèmes spécifiques pose le post-taylorisme du point de vue des conditions de travail ?

Les modèles post-tayloriens sont eux-mêmes accusés d'avoir augmenté les situations de stress au travail, jusqu'à conduire parfois certains salariés à l'épuisement ("burn-out"). La plus grande autonomie des salariés leur donne en effet davantage de responsabilités et cela peut être une source d'angoisse. Le pilotage par objectifs et même l'absence d'horaires contraints peuvent ainsi pousser certains salariés à dépasser leurs limites en sous-estimant leur besoin de repos, lorsque les résultats attendus sont plus difficiles à atteindre que prévu. Les nouvelles technologies contribuent à ce phénomène en estompant la limite entre le milieu professionnel et la vie privée, avec le télétravail notamment. Même le management participatif, qui consiste à associer les salariés à la prise de décisions, peut être une source de stress: certains peuvent préférer ne pas avoir à s'exprimer, en tout cas selon le moment.

Paradoxalement, l'aspect déresponsabilisant du taylorisme peut donc parfois être regretté, au nom de la tranquillité d'esprit. Enfin, les méthodes post-tayloriennes sont aussi décriées pour les excès d'individualisme qu'elles peuvent parfois entraîner. La différenciation des rémunérations selon les résultats conduit parfois à des phénomènes de compétition entre salariés préjudiciables à leur équilibre personnel, et même dans certains cas à l'efficacité de la production. L'absence d'horaires fixes contribue également à perturber les repères de la vie collective, qui sont nécessaires tant pour le bien-être mental des personnes que pour l'efficacité du travail en commun.


Conclusion   Les gains ou les pertes d'efficacité liés à l'organisation du travail justifient que toutes les entreprises, et en particulier les plus grandes, s'intéressent de près à ce sujet. Il n'y a pas de fatalité à ce que les techniques de management dégradent les conditions de travail ou même de vie des salariés. De ce point de vue, les méthodes post-tayloriennes ont au moins l'avantage d'éviter le côté abrutissant d'actions répétées à longueur de journée sans jamais voir le lien avec le produit final. Mais les risques qu'elles présentent parfois elles-mêmes doivent être pris en compte par les dirigeants d'entreprises. C'est aussi le rôle des institutions, et en particulier de la médecine et de l'inspection du travail, d'exercer une surveillance dans ce domaine. De toute façon, le bien-être des salariés contribue le plus souvent positivement à leur efficacité productive, et à l'image de l'entreprise auprès des consommateurs.