En quoi les évolutions de l'emploi fragilisent-elles l'intégration sociale ?

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A partir de la fin des Trente Glorieuses, au milieu des années 70, le taux de chômage a nettement augmenté. Presque nul à l'époque, il se situe aujourd'hui en France à environ 9% de la population active. En outre 4 actifs occupés sur 5 exerce désormais dans le secteur des services, où l'on travaille plus souvent de façon isolée. Et une part non négligeable de ces emplois sont à durée déterminée: les jeunes en particuliers sont particulièrement touchés par la précarité. Cela peut être vu comme un problème économique lié au ralentissement de la croissance depuis quatre décennies... Mais le chômage n'est-il pas avant tout un problème social ? Le travail, c'est-à-dire la participation à l'activité productive en échange de revenus, n'est-ce pas ce qui peut rendre les individus solidaires, autrement dit ce qui assure la cohésion sociale ? Le problème posé par le chômage aujourd'hui, et de façon plus générale par la tendance à la désindustrialisation, n'est-ce pas que les liens sociaux s'en trouvent fragilisés, ce qui pourrait justifier d'y chercher des réponses ailleurs que dans le domaine économique ?

1/ Le travail conduit les individus à coopérer et à se situer les uns par rapport aux autres


 a) Quel rôle joue la division du travail comme facteur de solidarité sociale dans la théorie de Durkheim ?

La "solidarité mécanique", au sens que Durkheim donne à cette expression, n'est pas adaptée aux sociétés nombreuses. C'est la forme de lien social qui découle d'une faible autonomie des consciences individuelles par rapport à la conscience collective. Dans une secte ou une unité militaire, tous les individus sont solidaires car ils ont les mêmes pensées, ils vivent en permanence par le groupe et pour le groupe.

L'autre forme de solidarité décrite par Durkheim, la "solidarité organique", permet de tirer parti des avantages de la spécialisation des individus, possible dans les sociétés nombreuses. Dans ce cas le lien social repose sur l'interdépendance de chaque membre de la société. Cela rend solidaires des individus qui peuvent par ailleurs avoir des façons d'agir ou de penser en partie différentes.


 b) Comment l'identité professionnelle et les revenus tirés du travail contribuent-ils à l'intégration des individus ?

Les revenus du travail donnent accès à la consommation. Or il existe des règles en la matière, qu'on peut appeler les "normes de consommation". Ceux qui ne parviennent pas à les suivre, par manque de revenus faute d'emploi, peuvent ainsi se retrouver rejetés aux marges de la société. Il est plus difficile d'inviter un ami à la maison lorsque l'électricité est coupée et qu'on n'a pas l'eau chaude.

L'identité professionnelle définit en outre une part importante de ce qui caractérise chacun aux yeux des autres, et ce qui lui permet donc de s'insérer dans le tissu des relations sociales. On "est" boulanger, chercheur, enseignant, chef d'entreprise, agriculteur, ouvrier, employé... Les individus sont reconnus socialement en fonction de leur profession. C'est d'autant plus vrai évidemment qu'on ne change pas de travail tous les six mois du fait de la précarité de l'emploi. Et éventuellement qu'on se lance de temps en temps avec des collègues dans des mobilisations syndicales qui renforcent une identité professionnelle collective... ce qui est devenu plus rare non seulement à cause de la précarité, mais parce que les concentrations d'ouvriers dans de grandes usines ont laissé la place à de petites unités tertiaires.


2/ Ainsi le lien social se trouve menacé non seulement par le chômage et la précarité, mais aussi par la polarisation de la qualité des emplois


 a) Pourquoi le chômage et l'emploi précaire menacent-ils la solidarité sociale ?

Le problème posé par la précarité de l'emploi, du point de vue de la cohésion sociale, est à la hauteur du rôle essentiel que joue le travail dans les mécanismes de solidarité. Le chômage de masse est ainsi un facteur d'anomie, au sens où de nombreux individus risquent de perdre à cause de lui les habitudes de comportement, les règles de vie en société, qui permettent d'assurer l'intégration de chacun.

A l'échelle de chaque personne, cela se traduit par un phénomène d'exclusion : un sentiment de perte d'identité, l'impression d'être inutile. Mais cela conduit aussi à des désordres à plus grande échelle : en dévaluant les règles sociales, l'anomie favorise la multiplication des comportements de transgression, avec le développement de phénomènes de délinquance particulièrement visibles dans les quartiers les plus touchés par le chômage. Le chômage de masse peut même alimenter des formes de conflits sociaux, comme les émeutes de banlieues.


 b) Pourquoi la polarisation de la qualité des emplois est-elle préoccupante en tant que telle, aussi, pour le lien social ?

Les progrès de l'automatisation et des technologies de communication, depuis un bon quart de siècle, ont eu pour conséquence de faire disparaître un grand nombre d'emplois dits "intermédiaires", par exemple des chefs de bureau ou des gestionnaires de petites équipes. C'est notamment ce qu'on a appelé le raccourcissement de la ligne hiérarchique dans les grandes entreprises. Aujourd'hui les employeurs ont besoin d'une part de salariés très qualifiés pour exercer des tâches qui ne peuvent être confiées aux machines, y compris équipées d'intelligences artificielles. Mais il existe aussi des besoins en emplois peu qualifiés pour des tâches où la relation humaine est importante, même si l'emploi peut être tenu par n'importe quelle personne à peu près équilibrée psychologiquement. C'est le cas en particulier des services à la personne : garde d'enfants ou de personnes âgées, aides ménagères, notamment.

Le problème, c'est que cette polarisation de la qualité des emplois entraîne une hausse des inégalités de revenus et de conditions de travail. Les métiers de service direct à la personne sont souvent rémunérés au salaire minimum, avec des contrat des travail sans garantie d'emploi durable, car beaucoup de personnes peuvent exercer et recherchent ce type de travail. Les employeurs n'ont pas besoin de leur proposer des conditions attractives, à la différence des salariés très qualifiés nécessaires à la programmation des systèmes informatiques bancaires, par exemple. Or ce rétrécissement de la classe moyenne, écartelée entre la progression des hauts revenus et l'accroissement de la base de salariés mal payés, contribue à la diffusion d'un sentiment d'injustice dans la population. Des inégalités trop importantes augmentent le risque de violences diffuses et donc d'émergence de pouvoirs politiques autoritaires, car elles sapent le consensus démocratique associé à l'idéal de réduction des inégalités.


Conclusion   C'est toujours le travail, essentiellement, qui assure la cohésion sociale dans notre société, et c'est d'ailleurs ce qui rend le niveau du chômage préoccupant. Le risque d'anomie existe dans une partie de la société française, dont les membres ont du mal à suivre les règles communes, à s'identifier une conscience collective, parce qu'ils ne participent pas à la vie sociale professionnelle et n'en tirent pas les revenus nécessaires pour suivre les normes de consommation. Face à ce problème, il n'est donc pas certain que la solution relève principalement de la science économique. Peut-on espérer faire disparaître le chômage grâce à des interventions dans le fonctionnement de l'économie, comme par exemple des tentatives de stimulation de la demande ? Ne doit-on pas plutôt trouver le moyen de renforcer les facteurs de cohésion sociale autres que le travail, comme le préconise Dominique Méda dans son ouvrage « La Fin du Travail » ?