Les différences de capital culturel sont-elles l'explication principale des inégalités de réussite scolaire ?

Pour revenir au sommaire des SES, c'est ici...    et pour la version affichant une question par sous-partie, c'est par là...    (droits réservés)


La réduction de l'inégalité des chances est un enjeu fondamental pour le sentiment de justice sociale, et donc pour la légitimité des gouvernements démocratiques. C'est un facteur de cohésion sociale essentiel, afin de limiter les risques de violences diffuses et de pouvoirs politiques autoritaires. De ce point de vue, il est navrant de constater que les probabilités de réussite dans l'enseignement primaire, secondaire, et supérieur, restent largement influencées par le milieu familial des jeunes concernés. L'un des premiers à étudier en profondeur ce problème il y a plus d'un demi-siècle, Pierre Bourdieu, a mis en cause ce qu'il appelle le capital culturel, c'est-à-dire les normes et les valeurs transmises par les parents, en tant qu'elles peuvent présenter plus ou moins un avantage pour accéder aux positions sociales enviables. N'y a-t-il pas d'autres explications au moins aussi importantes ?

1/ La transmission de capital culturel n'est pas le seul aspect du fonctionnement des familles qui contribue aux inégalités de réussite scolaire


 a) Quelle influence a le capital culturel familial sur la réussite scolaire ?

C'est précisément l'influence plus ou moins forte de la culture familiale sur la réussite scolaire, et ultérieurement professionnelle, qui en fait un "capital", une source durable de ressources, transmis par les parents. Tout groupe humain a une culture, un ensemble de façons d'agir et de penser partagées au sein du groupe : les familles n'échappent pas à la règle. Mais cette culture familiale peut correspondre plus ou moins aux attentes du milieu professionnel, pour accéder aux postes à responsabilité, et même à la culture des enseignants eux-mêmes, souvent issus de milieux privilégiés. Pouvoir faire référence, dans une rédaction sur le thème des dernières vacances, à la visite du musée des Offices à Florence, n'est pas vraiment donné aux habitants des quartiers Nord de Marseille... Le récit des parties de foot, en bas de l'immeuble avec les copains, attirera peut-être moins facilement l'intérêt du professeur. Même la façon de parler est différente selon le milieu social.

C'est en tout cas l'explication donnée par le sociologue Pierre Bourdieu, il y a déjà un demi-siècle, à des statistiques qui ont la vie dure. Encore aujourd'hui, parmi les français de 25 à 44 ans dont les parents étaient sans diplômes, ou juste avec le brevet des collèges, près d'un quart sont dans la même situation. Parmi les enfants de diplômés de l'enseignement supérieur, la proportion est cinq fois inférieure.


 b) Comment le rôle du capital culturel est-il modulé par les investissements familiaux dans ce domaine, et la configuration familiale ?

Si les familles n'ont pas vraiment la maîtrise du capital culturel qu'elles transmettent, elles peuvent en revanche faire des choix conscients qui jouent un rôle dans la réussite des jeunes, au point qu'on parle parfois de stratégies familiales de réussite scolaire. Les parents peuvent ainsi consacrer plus ou moins de temps au suivi de la scolarité de leurs enfants. L'importance qu'ils y accordent peut varier selon leur histoire personnelle, mais elle a clairement un impact sur les résultats scolaires. Les "investissements familiaux" étudiés par les sociologues de l'éducation correspondent précisément à ce temps et à ces moyens mobilisés par les familles, afin de favoriser la réussite de la génération suivante.

La configuration familiale a aussi un impact sur les chances de réussite scolaire. Le nombre de frères et de soeurs habitant ensemble peut être plus ou moins élevé. Certains enfants vivent avec un seul de leur parent, voire avec aucun des deux lorsqu'ils sont en famille d'accueil. Et lorsqu'ils sont avec un seul de leurs parents, il peut y avoir ou non (on parle alors respectivement de famille recomposée ou de famille monoparentale) un nouveau conjoint, avec éventuellement des demi-frères, demi-soeurs, beaux-frères ou belles soeurs. D'autres vivent en garde alternée avec un parent puis l'autre selon la semaine. Par exemple, les enfants de divorcés semblent presque mieux réussir que les enfants vivant avec leurs deux parents, lorsque la garde est alternée. Mais ils sont proportionnellement plus nombreux en revanche à avoir des difficultés scolaires en cas de famille monoparentale ou même recomposée.


2/ D'autres explications de ces inégalités dépassent d'ailleurs le cadre strictement familial, en particulier la socialisation différenciée selon le genre, et les calculs stratégiques


 a) Comment le contexte des stratégies familiales détermine-t-il les trajectoires individuelles de formation ?

Le choix du mode de garde d'un enfant après un divorce, à moins d'être imposé par un juge, est une décision en principe négociée entre les deux parents, donc assez libre. Il en va de même en ce qui concerne l'investissement familial plus ou moins fort dans le suivi du travail scolaire. D'autre aspects des stratégies familiales sont en revanche davantage déterminés par le contexte social. Il s'agit dans ce cas davantage d'une illusion de choix que d'une décision véritablement autonome des familles ou des jeunes eux-mêmes. Pour les auteurs qui ont mis en avant ces stratégies, en premier lieu Raymond Boudon, il s'agissait pourtant de proposer une explication de l'inégalité des chances de réussite scolaire plus individualiste que celle de Pierre Bourdieu, selon une conception plus libérale mettant en avant la responsabilité individuelle. Mais bien que très pertinente en complément de celle de Bourdieu et d'autres, leur idée ne rend pas l'inégalité des chances plus acceptable.

Le raisonnement de Boudon est connu comme la théorie du bilan coûts-avantages. Il consiste à dire qu'à chaque palier d'orientation, la comparaison des bénéfices et des inconvénients de la poursuite d'études ne sont pas les mêmes pour la fille ou le fils d'un ouvrier et d'une ouvrière, par exemple, par rapport à un enfant de cadre. Ce dernier a beaucoup à perdre à ne pas entamer des études longues, s'il ne veut pas être perçu négativement par son réseau social et familial large, le cousin ou la cousine ingénieur par exemple. En revanche grâce à ses parents, il n'aura pas besoin de travailler la nuit pour se payer un logement et étudier le jour. Le premier en revanche, malgré les bourses et autres aides d'Etat, devra faire davantage d'efforts, tandis que son entourage se satisferait d'un niveau de formation moins élevé. Lui et sa famille proche risquent donc de faire un choix stratégique différent, à l'origine des inégalités constatées dans les niveaux de diplômes.


 b) A quel point la socialisation selon le genre affecte-t-elle les parcours scolaires ?

Dans le domaine de la réussite scolaire, les inégalités selon le genre sont plutôt à l'avantage des filles et au détriment des garçons. C'est vrai depuis près d'un demi-siècle au niveau du baccalauréat, et désormais aussi dans l'enseignement supérieur, où le moindre soutien matériel des familles a longtemps freiné les jeunes femmes. A la fin des années Lycée, la proportion de bachelières dans chaque génération est même aujourd'hui près de 10 points supérieure à celle des bacheliers : environ 85% contre 75%.

Cette situation s'explique en partie par la socialisation différente des filles, à qui on transmet davantage des valeurs de patience et d'écoute, tandis que les familles et les autres instances de socialisation, telles que groupes de pairs, clubs sportifs ou communautés religieuses, attendent des garçons des comportements plus combatifs, moins compatibles avec les conditions de l'enseignement en classe : pour des raisons économiques, un enseignant rémunéré par l'Etat s'adresse à un groupe assez large d'élèves, et chacun d'eux n'a pas l'occasion de s'exprimer aussi souvent qu'il peut le désirer. La socialisation différenciée selon le genre peut expliquer aussi la répartition différente des filles et des garçons entre les enseignements plutôt scientifiques et les enseignements plutôt littéraires, dès le lycée. Même s'il a diminué et si son caractère injuste fait débat, cet écart est parfois présenté comme la persistance d'une inégalité au détriment aux filles, à réduire encore.


Conclusion   Le capital culturel décrit par Pierre Bourdieu reste une explication tout à fait pertinente de l'inégalité des chances de réussite scolaire. Mais elle ne doit pas en occulter d'autres, sur lesquelles il est peut-être plus facile d'agir au niveau gouvernemental, en particulier les conditions matérielles de vie des étudiants selon leur origine sociale. Il serait contre-productif en tout cas de chercher à séparer davantage les enfants de leurs parents pour empêcher ces derniers de leur transmettre des façons de penser ou d'agir plus ou moins avantageuses, à l'origine d'inégalités. Certains pays communistes ont tenté l'expérience pendant la guerre froide avec les enfants d'opposants politiques, et la socialisation en dehors d'un cadre familial (biologique ou adoptif) a surtout fait la preuve à cette occasion de son inefficacité... dangereuse pour la société elle-même.