La famille est-elle le principal déterminant de la mobilité sociale ?

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Le sentiment que les chances ne sont pas trop inégales, selon le milieu social familial d'origine, est un aspect important du niveau de justice sociale ressenti au sein d'une population. De ce point de vue il est intéressant d'essayer d'évaluer l'influence de la famille, par rapport à d'autres facteurs, sur les trajectoires ascendantes ou descendantes de la position occupée dans la société, entre la génération des parents et celle des enfants. La famille est-elle le principal déterminant de la mobilité sociale ? Peut-on négliger le rôle d'autres variables comme le genre ou le niveau de formation, en ce qui concerne la probabilité d'accès aux positions sociales enviables notamment ?

1/ Les configurations et les ressources différentes des familles ont un effet important sur les chances individuelles de mobilité sociale


 a) Comment les ressources familiales influencent-elles les chances de mobilité sociale ?

Les ressources familiales contribuent plutôt à la reproduction sociale, à l'opposé de la mobilité sociale. Les chances d'atteindre des positions sociales enviables sont en effet en partie déterminées par le milieu social d'origine : un fils de cadre a 26 fois plus de chances d'être cadre plutôt qu'ouvrier, par rapport aux chances d'un fils d'ouvrier d'être lui-même cadre plutôt qu'ouvrier. Les individus trouvent en effet dans leur famille plusieurs catégories de moyens de nature à favoriser leur trajectoire sociale. Certaines de ces ressources sont consciemment mises à leur disposition par des parents qui veulent évidemment le meilleur pour leurs enfants, et d'autres ressources agissent sans même que les parents ou les enfants en aient conscience.

Parmi les ressources qui sont utilisées en toute conscience, on trouve le capital économique. Le patrimoine des parents, autrement dit l'ensemble des biens possédés, peut ainsi favoriser les conditions de scolarité : appartement spacieux en centre-ville, proche des établissements scolaires par exemple... mais aussi transmission d'une entreprise familiale, qui permettra à l'enfant de succéder à l'un de ses parents à la direction. Une autre catégorie de ressources joue son rôle de façon beaucoup moins visible, y compris aux yeux des personnes concernées. Il s'agit du capital culturel, autrement dit l'ensemble des normes et des valeurs, y compris la façon de s'exprimer à l'oral et à l'écrit, transmises par l'exemple des parents, et qui représentent un avantage pour les chances d'accès aux positions sociales enviables. Enfin les parents transmettent aussi un capital social, c'est-à-dire un ensemble de relations utiles pour obtenir par exemple un emploi.


 b) Comment les configurations familiales influencent-elles les chances de mobilité sociale ?

Tous les enfants ne grandissent pas sous le même toît que leurs deux parents et avec un frère ou une soeur, sans autre adulte : il existe des configurations familiales très diverses. Et cela ne concerne pas seulement la famille en temps que groupe domestique. Du point de vue de la parenté, il peut y avoir aussi des situations différentes, comme la possibilité ou non de rendre visite à des grands-parents habitant à proximité par exemple. La taille de la fratrie, c'est-à-dire le nombre de frères et de soeurs, peut être plus ou moins grande, avec des différences d'âge plus ou moins importantes. Un grand-parent peut parfois habiter au domicile. Certains enfants vivent avec un seul de leur parent, voire avec aucun des deux lorsqu'ils sont en famille d'accueil. Et lorsqu'ils sont avec un seul de leurs parents, il peut y avoir (famille recomposée) ou non (famille monoparentale) un nouveau conjoint et/ou des demi-frères, demi-soeurs, beaux-frères ou belles soeurs. Certains vivent aussi en garde alternée avec un parent puis l'autre selon la semaine.

Ces configurations familiales différentes ont un impact sur les chances de réussite scolaire, puis ensuite d'accès à une position sociale plus ou moins enviable. Les résultats des enquêtes réalisées dans ce domaine sont cependant parfois contre-intuitifs. Ainsi les enfants de divorcés semblent presque mieux réussir que les enfants vivant avec leurs deux parents, lorsque la garde est alternée, alors qu'ils sont proportionnellement beaucoup plus nombreux à avoir des difficultés scolaires en cas de famille monoparentale ou même recomposée. Et le fait que la maman ait une activité professionnelle, plutôt qu'elle reste à la maison, ne handicape pas la réussite scolaire, au contraire. Comme le niveau de diplôme influence ensuite clairement le niveau de responsabilité et le niveau de salaire, l'effet des configurations familiales sur la réussite scolaire a un sérieux impact sur la mobilité sociale.


2/ D'autres variables comme le genre déterminent la mobilité intergénérationnelle, et la formation influence la mobilité professionnelle ou géographique indépendamment des facteurs familiaux


 a) Quelle est l'importance du niveau de formation parmi les facteurs de mobilité sociale ?

La capacité d'un individu à jouer efficacement son rôle dans un emploi, autrement dit sa qualification, ne dépend pas seulement de sa formation mais aussi de son expérience dans l'exercice du métier, ainsi que de ses qualités personnelles comme l'esprit d'équipe. Cependant la formation est tout de même fondamentale, et les diplômes en servent de témoin aux yeux des employeurs. Un Bac+5 est par exemple payé en moyenne 15000 euros de plus par an en France, par rapport à un Bac+2. La famille influence bien sûr la trajectoire scolaire des individus et donc leur niveau de diplôme, mais l'effet de la formation sur l'accès aux positions socailes enviables peut jouer aussi indépendamment de la famille.

Ainsi d'après l'INSEE, parmi les jeunes en emploi sortis de formation depuis moins de 10 ans, les enfants d'ouvriers ou d'employés diplômés à Bac+5 sont 80% à avoir un statut de cadre ou de profession intermédiaire. Cette statistique est à comparer avec celle des enfants de cadres ou professions intermédiaires diplômés seulement du baccalauréat : parmi eux, 35% seulement appartiennent eux-mêmes à la catégorie des cadres ou professions intermédiaires. Il y a donc un net effet de la formation par elle-même.


 b) Quelles sont les spécificités de la mobilité sociale des femmes par rapport à celle des hommes ?

Lorsqu'on compare la mobilité sociale des femmes par rapport à leur mère, d'une part, à celle des hommes par rapport à leur père, d'autre part, cette mobilité apparaît plus favorable aux femmes. 40% d'entre elles, dans la génération des 35 à 60 ans, occupent une position plus élevée que celle de leur mère... alors que c'est le cas de moins de 30% des hommes par rapport à leur père, d'après les données de l'INSEE. Il y a un demi-siècle, à peine plus de 15% des femmes se trouvaient dans ce cas, soit une augmentation de près de 25 points, tandis que dans le même temps la proportion a varié de quelques points à peine dans le cas des hommes. Cela reflète les progrès réalisés par la conditions féminine en France.

Bien que ce soit une évolution incontestablement positive, il faut toutefois nuancer la portée de ces données. Leur caractère spectaculaire s'explique en grande partie par la catégorie socio-professionnelle souvent inférieure des épouses par rapport à leurs maris, dans la génération précédente. En outre la mobilité sociale des femmes est plus importante non seulement dans le sens ascendant mais aussi dans le sens descendant : plus de 50% des filles de mères cadres sont devenues employées, ouvrières, ou professions intermédiaires, tandis que le pourcentage est de plusieurs points inférieurs dans le cas des fils de cadres par rapport à leur père.


Conclusion   L'influence de la famille sur la trajectoire sociale des individus, et donc sur la mobilité intergénérationnelle, est clairement très forte. Ce sont non seulement les ressources familiales en termes de capital culturel, de capital économique, ou de capital social qui comptent, mais aussi les différents types de configurations familiales, à commencer par la composition des ménages. Indépendamment de cette influence toutefois, le niveau de formation joue un rôle très important, de même d'ailleurs que le genre. Aller au-delà et chercher à effacer complètement toute détermination familiale des parcours socio-professionnels, au nom de l'égalité des chances, soulève de toute façon des problèmes redoutables de respect des libertés individuelles... et aussi de qualité de la socialisation hors du cadre familial, donc de cohésion sociale globale. Les orphelinats de la Roumanie dirigée par Ceaucescu, à l'époque communiste, n'ont pas produit des modèles d'équilibre psychologique !