Quel rôle joue la profession parmi les facteurs de structuration et de hiérarchisation de l'espace social ?

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Les individus et les groupes ont besoin d'être reconnus, identifiés pour ce qu'ils sont et qui les distingue des autres. Cette identité qu'ils recherchent est produite par un ensemble de phénomènes de différenciation sociale, et même de hiérarchisation lorsque cela crée des situations plus ou moins enviables. Quels sont ces phénomènes, qui font qu'on peut ranger tel individu ou tel groupe dans une catégorie ou dans une autre ? Comment structurent-ils ainsi l'espace social, en établissant des catégories d'individus plus ou moins hiérarchisées entre elles ? Et quel rôle joue en particulier l'activité professionnelle, parmi les principaux critères de structuration et de hiérarchisation sociale ?

1/ Les outils actuels d'analyse de la société et la vieille théorie marxiste se rejoignent dans le rôle social fondamental attribué à l'activité productive


 a) Comment l'usage des CSP de l'INSEE témoigne-t-il de la force du lien entre statut social et activité professionnelle ?

L'INSEE a créé les catégories socio-professionnelles (CSP) en 1954 afin d'étudier la société française. Après une réforme en 1982 on a plutôt parlé de Professions et Catégories Socio-professionnelles (PCS), et on trouve aussi aujourd'hui le sigle GSP, pour groupes socio-professionnels. Il s'agit toujours de regrouper les individus selon leur rapport à l'emploi, pour constituer des ensemble de personnes ayant des façons assez semblables de vivre en société. A part les retraités et les autres inactifs, ou chômeurs n'ayant jamais travaillé, on classe chacun selon son statut indépendant ou salarié, selon son secteur d'activité primaire, secondaire ou tertiaire, et selon son niveau de qualification.

Les CSP sont l'outil le plus utilisé pour étudier la société française, quel que soit le but poursuivi : politique, économique, ou purement scientifique. On peut par exemple s'intéresser aux sports pratiqués, ou à la probabilité d'habiter tel ou tel quartier ou partie du territoire, selon qu'on est ouvrier, employé, profession intermédiaire, cadre, artisan-commerçant, agriculteur, ou inactif... Avant de de choisir une stratégie publicitaire, les entreprises étudient les CSP qu'elles doivent cibler en fonction du produit. L'importance qu'a pris cet outil pour un très grand nombre d'études sur la société française révèle à quel point le lien est fort entre l'activité professionnelle et la place dans la société.


 b) Pourquoi l'organisation de la production est-elle au coeur de la théorie marxiste des classes sociales ?

Le matérialisme historique est le nom que Karl Marx donnait lui-même à sa théorie. Son idée centrale, c'est que les changements de la société au fil du temps, donc ce qui fait l'histoire, trouve son origine dans l'organisation de la production, qui provoque des affrontements. Marx appelait cela la lutte des classes. Des groupes de personnes ont des intérêts opposés dont elles sont conscientes, et qui découlent de leur position différente dans l'activité productive, en particulier selon qu'elles sont propriétaires ou non, au XIXe siècle, des moyens de production : bourgeois capitalistes dans le premier cas, ouvriers prolétaires dans le second.

Comme pour l'opposition entre le serf et le seigneur propriétaire de la terre au moyen-âge, ou entre le maître et l'esclave dans l'antiquité, c'est la répartition des rôles dans l'organisation productive, à l'échelle de la société, qui détermine principalement l'identité sociale de chacun dans la théorie marxiste. Celui qui fait partie d'une classe sociale, au sens marxiste du terme, existe avant tout en tant que membre de ce groupe. Son sentiment d'y appartenir est très fort et il est également identifié comme cela par les autres. Cette conception de la société est peut-être caricaturale, mais elle fait jouer aussi un rôle central à la production dans la définition des rôles sociaux. Et elle a eu beaucoup d'influence.


2/ Mais d'autres facteurs que la production interviennent dans la structuration et la hiérarchisation de l'espace social, comme Max Weber le soulignait déjà


 a) Quelles hiérarchies sociales indépendantes de l'économie Max Weber a-t-il souligné ?

La théorie de Max Weber, au tout début du XXe siècle, a assez largement pris le contre-pied de celle de Marx. Weber constate bien sûr comme Marx des inégalités de revenus ou de patrimoine liées à l'organisation de la production. Mais d'un bout à l'autre de cette hiérarchie économique, tout d'abord, les classes sociales qu'on peut distinguer peuvent être assez arbitraires : un observateur ne fera pas forcément le même découpage qu'un autre. Les membres de ces classes n'ont pas forcément conscience d'en faire partie. Ce sont dans ce cas de simples catégories sociales hiérarchisées, pas des groupes sociaux.

Et surtout, la hiérarchie économique n'est pas la seule à jouer un rôle important dans ce qui situe les individus les uns par rapport aux autres. Le classement selon le prestige social est également fondamental. Le patron de trois boucheries peut avoir plus de revenus qu'un professeur de médecine, il se situera en-dessous de lui sur l'échelle des groupes de statut. A la hiérarchie économique et à la hiérarchie du prestige, Max Weber en ajoute également une troisième qui est l'échelle du pouvoir politique. Dans sa théorie l'identité sociale ne dépend donc pas uniquement de la place dans la production.


 b) Quels critères non économiques de structuration de l'espace social interviennent sans forcément hiérarchiser les individus ?

D'autres façons de rapprocher ou de distinguer les individus, au sein de la société, n'ont aucun lien avec la production et ne font même pas intervenir l'idée de classement sur des échelles. Selon le lieu de résidence, à la ville ou à la campagne par exemple, le style de vie peut être très différent pour des personnes dont les revenus sont semblables. Tandis qu'un chef d'entreprise et un chômeur installés à la campagne partageront certains comportements en société, par exemple la fréquentation du bar local, qui les distingue des citadins.

De même que l'opposition entre campagnards et habitants des villes ne fait intervenir ni hiérarchie ni activité productive, d'autres distinctions sociales ont une origine extérieure à la production et permettent pourtant de situer les individus les uns par rapport aux autres, et de rendre prévisibles certains comportements. On peut ainsi définir des catégories d'âge, qui ont en général des styles de vie différents, sans qu'il soit a priori question d'inégalités, et encore moins d'inégalités liées à la production. L'appartenance au sexe féminin ou au sexe masculin est également un élément important de l'identité sociale qui ne découle bien sûr en rien de la place dans la production.


Conclusion   La production joue donc un rôle important dans la structuration de l'espace social et notamment dans l'établissement de hiérarchies entre les personnes. Mais elle n'est pas seule à opérer des distinctions entre des catégories d'individus identifiables par les autres : les styles de vie dépendent au moins autant de l'âge, du sexe, ou des lieux de vie. Et le prestige social joue un rôle en partie déconnecté de la sphère économique. Certains auteurs considèrent même que l'importance sociale de l'activité professionnelle de chacun, et donc de l'organisation de la production en général, devrait avoir plutôt tendance à décliner, dans un monde où les progrès technologiques permettent de substituer des machines au travail humain. Cela a d'ailleurs inspiré des programmes politiques proposant la mise en place d'un revenu universel. Il ne s'agit pas ici, bien sûr, d'évaluer si ce genre de projet est réaliste, que ce soit le plan économique ou sur le plan social.