Dans quelle mesure le progrès technique contribue-t-il aux inégalités de revenus ?

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Le progrès technique est l'ensemble des innovations de produits et des innovations de procédés, autrement dit ce qui correspond à la création de nouveaux produits ou à la mise en oeuvre de nouvelles méthodes de production. Il a depuis longtemps été accusé d'être une cause de chômage, puisque dès les débuts de la Révolution industrielle en Angleterre à la fin du XVIIIème siècle, les ouvriers entraînés par John Ludd cassaient les machines à tisser, accusées de les mettre au chômage. Pourtant le progrès est aussi associé à l'idée d'une meilleure vie. Est-ce vraiment le cas pour tout le monde ? S'il n'est pas forcément facteur de chômage, le progrès technique n'est-il pas à l'origine d'inégalités ? Peut-on éviter que certains en tirent des avantages au détriment des autres ?

1/ Le progrès technique peut contribuer aux inégalités en pénalisant l'accès à l'emploi et les revenus des moins qualifiés


 a) Pourquoi le progrès technique crée des emplois en même temps qu'il en détruit ?

Le progrès technique, lorsqu'il entraîne la création de nouveaux produits, crée des emplois dans les nouvelles industries correspondantes. C'est lorsqu'il s'agit de la mise en oeuvre de nouvelles méthodes de production que le progrès technique peut sembler nuire à l'emploi. En effet lorsqu'une entreprise innove ainsi en matière de procédés, c'est pour obtenir des quantités de produits égales à moindre coût, ou supérieures à coût égal. Autrement dit, elle vise une hausse de la productivité en général, et plus particulièrement de la productivité du travail (le rapport entre les valeurs produites et le coût du travail utilisé pour cela).

Si on parvient à produire autant ou plus avec moins de travail, il y a des raisons de craindre une hausse du chômage. Mais cela ne tient pas compte d'un mécanisme décrit par Alfred Sauvy comme "le déversement des emplois", et qui est une application de la théorie de la "destruction créatrice" chez Joseph Schumpeter. En effet, la baisse des coûts de production rendue possible par les gains de productivité peut servir soit à baisser les prix, soit à augmenter les salaires, sinon elle se transforme en profits supplémentaires pour les propriétaires d'entreprises. Dans tous les cas cela alimente un surcroît de demande pour d'autres produits, qui nécessiteront d'utiliser du travail.


 b) Comment les revenus des moins qualifiés sont-ils affectés par les transformations de l'emploi liées au progrès technique ?

En admettant l'idée de la destruction créatrice, la question se pose tout de même, pour commencer, de savoir si le progrès technique crée au moins autant d'emplois qu'il en détruit. Alfred Sauvy fait valoir, à l'appui de son idée du déversement, qu'il n'y aurait plus d'emplois depuis longtemps si le progrès technique en détruisait davantage qu'il en crée. Mais l'accélération du progrès technique depuis la seconde moitié du XXème siècle a été particulièrement rapide. Cela pose des problèmes de formation : un ouvrier métallurgiste déjà âgé ne se reconvertit pas aisément en assistant de maintenance informatique, par exemple. D'où le risque de chômage et donc de baisse des revenus.

Pour les salariés les moins qualifiés, qui avaient déjà souvent des difficultés à l'école, cela peut se traduire aussi, lorsqu'ils peuvent retrouver un emploi, par la nécessité de devoir accepter un poste encore moins bien rémunéré que le précédent. Car parmi les emplois difficiles à automatiser, parce que liés au contact humain, les services à la personne (gardes-malades, aides ménagères...), ne nécessitent vraiment pas de qualification particulière et sont donc mal payés. Les emplois créés par ailleurs dans les domaines de haute technologie sont eux très bien payés car ils créent beaucoup de valeur en augmentant la productivité. Ainsi les inégalités augmentent, avec des ingénieurs informatiques plus nombreux par exemple, et du personnel peu qualifié en nombre également croissant, dont les premiers peuvent se payer les services à bas coûts.


2/ L'avantage des plus qualifiés n'est cependant pas forcément durable, et le progrès peut bénéficier à tous si la redistribution fonctionne


 a) Pourquoi le progrès technique peut profiter aux moins qualifiés si la redistribution par l'Etat fonctionne bien ?

Le progrès technique et l'augmentation de la productivité globale sont deux notions presque équivalentes, au point que les économistes se servent de la seconde pour mesurer le premier. Or la hausse de la productivité globale ne peut pas être une mauvaise chose en soi. Cela signifie qu'avec moins de moyens, avec moins d'efforts, on crée davantage de valeur, donc on satisfait mieux les besoins. En effet la productivité globale est le rapport entre la valeur de la production, au numérateur, et celle des quantités de travail et de capital utilisées, au dénominateur.

Le problème se pose seulement si les gains permis par le progrès technique profitent surtout à une partie de la population, qui vit toujours mieux, tandis qu'une autre partie subit principalement des conséquences négatives. C'est là que l'Etat peut intervenir : en prélevant une partie des revenus des salariés les plus qualifiés (l'ingénieur informatique par exemple), il peut financer des revenus de transfert et des services collectifs qui améliorent la situation des moins qualifiés (l'aide ménagère). Dans ce cas la hausse de la productivité globale est un avantage pour toute la population.


 b) Pourquoi la prime à la qualification liée au progrès technique n'est-elle pas forcément durable, pour la plupart des salariés ?

Le progrès technique accroît certes, dans un premier temps, les inégalités, en créant une demande pour des salariés très qualifiés, destinés à occuper les emplois nouveaux créés dans les entreprises à la pointe de la technologie. Au départ en effet, l'offre de travail correspondante, c'est-à-dire les candidats à ces postes, est limitée par rapport à la demande des entreprises. D'où des salaires particulièrement élevés. Car ni le système d'enseignement supérieur public, ni les entreprises privées de formation, n'ont alors eu le temps de créer des diplômés en masse dans les nouveaux domaines de la connaissance.

Sur plus longue durée cependant, les établissements d'enseignement s'adaptent et forment de plus en plus de personnes à occuper ces emplois initialement très rémunérateurs. L'avantage que ces diplômés en tirent n'est donc pas forcément très durable à l'échelle de leur vie, car la hausse de l'offre de travail par des personnes aux compétences identiques aux leurs fait logiquement baisser la valeur de leur propre travail, du fait de la loi de l'offre et de la demande. Cela peut se produire d'autant plus vite que le progrès technique est rapide et ne leur laisse pas forcément le temps de mettre à jour leurs connaissances, tout en exerçant leur activité professionnelle.


Conclusion   Le progrès technique peut clairement être un facteur d'accroissement des inégalités, en contribuant à ce qu'on appelle parfois le rétrécissement de la classe moyenne. L'écart se creuse alors entre des salariés très qualifiés dont les compétences deviennent nécessaires, d'une part, et d'autre part des salariés peu qualifiés qui occupent des emplois difficiles à automatiser mais peu rémunérateurs. Toutefois l'avantage des premiers ne se maintient pas forcément sur toute la durée de leur vie professionnelle. Et l'Etat peut corriger les inégalités avec une politique de redistribution adaptée. Le progrès technique apparaît en tout cas comme une bonne chose en soi. Mais les conditions politiques sont-elles facilement réunies pour rendre une politique de redistribution efficace acceptable par la population ? Cela n'a rien d'évident, même si celle-ci a objectivement intérêt à ce que le bien-être s'améliore, et à ce que des écarts trop importants de niveaux de vie, en son sein, ne risquent pas facilement de dégénérer en violence.